Source : Boileau, G. (2001). Une Église soumise et servile. Histoire Québec, 6(3), 15–18
Évêque malgré lui
par Jacques G. Ruelland
L’abbé Pierre Denaut (1743-1806) est le premier évêque de Longueuil (son nom a évolué en Danault). Comme tous les ecclésiastiques de son temps, il a une carrière mouvementée alors que l’Église catholique cherche encore ses marques en cette Province of Quebec. Dans leur entrée du Dictionnaire biographique du Canada (vol. V 1801-1820), Jean Hamelin et Michel Paquin détaillent la vie de l’abbé, mais c’est Michel Pratt, dans son Histoire populaire de Longueuil des origines à nos jours (Longueuil, MP, 2021, 402 p., p. 39), qui en donne le meilleur aperçu : « … ordonné prêtre en l’église St-Pierre à l’île d’Orléans. On lui confie des cures dans la région des Cèdres et de l’île Perrot [paroisse Ste-Jeanne-de-Chantal] avant de venir à Longueuil en 1789. En 1790, il est nommé vicaire général et trois ans plus tard coadjuteur de Mgr Hubert, évêque de Québec. » À la mort de ce dernier, il lui succède, mais nomme à son tour un coadjuteur et tient à demeurer à Longueuil.
Cette attitude bizarre de « télétravail » avant l’heure est relevée par tous les historiens, mais seul Robert Rumilly en donne un début d’explication dans son Histoire de Longueuil (Société d’histoire de Longueuil, 1974, chap. 10) : l’abbé Denaut « modeste et même humble » fuit les responsabilités. Il accepte difficilement sa promotion à la cure de Longueuil. Nommé grand vicaire, il proteste : « C’est de toutes les lettres (…), la seule qui ne m’ait pas été agréable. Il ne fallait pas moins, pour m’obliger à l’accepter, que l’ordre positif que vous m’intimez. Je dois obéir (…). » Lorsque Mgr Hubert le nomme coadjuteur en 1784, il fulmine : « Je dois à votre affection la cure de Longueuil, je ne l’ai point sollicitée, un ordre absolu (…) m’a honoré du titre de grand vicaire ; j’ai obéi, mais j’espère que vous n’exigerez pas la même obéissance pour me faire votre coadjuteur. Il y va du salut de mon âme… Je n’accepte point de coadjutorerie si je puis la refuser. (…) » En 1797, Mgr Hubert meurt et Denaut le remplace non sans récriminer. Le 4 septembre, il prend possession de la cathédrale, nomme Mgr Plessis coadjuteur de Québec et revient à Longueuil le 12.
Feindre la surprise et remercier la personne qui vous a coopté est de bon ton lorsqu’on est promu, mais engueuler celui qui vous récompense ou refuser une promotion demande une explication. Il s’agit peut-être d’une question de « confort » : à Longueuil, il fait « sa tournée à cheval, flanqué de deux marguillers, de rang en rang. Il bénit les familles agenouillées, interroge les enfants sur le catéchisme et leur donne des médailles s’ils ont bien répondu. La tournée préside en même temps au recensement de la paroisse et à la quête de l’Enfant-Jésus. Or ce bon curé qui s’en vient sans cérémonie est le plus haut personnage de l’Église au Canada. Aucun curé (…) n’a jamais été plus digne et plus paternel à la fois. Les paroissiens exultent ; la quête de l’Enfant-Jésus s’en ressent, et c’est à qui chargera les bras des marguilliers, mais à l’intention personnelle de l’évêque, des primeurs de son verger ou du plus beau volatile de sa basse-cour. » Et c’est très bien ainsi car, à Longueuil, il a ouvert une école de 15 élèves, paie l’inscription de plusieurs d’entre eux, élève deux neveux et une nièce, reçoit le seigneur Grant à dîner mais de manière frugale, visite le curé voisin ou dîne au Séminaire de Montréal ou chez M. de Longueuil… Bref, il a une vie sociale bien remplie (et aime la bonne chair, ajoute la rumeur), soutient sa famille et aide son prochain. Comment faire cela à Québec, où sa présence l’appellerait plutôt sur la scène politique ? Comment y déménager sa famille et aider les Longueuillois à distance ? Le mieux est parfois l’ennemi du bien, et pour l’abbé Danaut, l’ennemi est la promotion !